jeudi, avril 28, 2005

La nostalgie des causes perdues

Je me suis toujours laissé envahir par un désir de ne considérer que le monde qu'avec des yeux d'un antiquaire. Ce qui ne veut pas dire que le passé a prééminence sur le présent et ce qui ne fait pas de moi un espèce de réactionnaire qui regarde avec nostalgie une époque révolue. Je ne pense pas également, aux dires de certains, qu'un progressiste doit s'attacher à conserver ce qui existe déjà : c'est précisément ce genre d'attitude qui fait du progressiste un virulent réactionnaire. Certes, croire que tout est dans le présent et qu'il n'y a rien à apprendre du passé est naïf. Mais à l'inverse, croire qu'en renouant entièrement avec l'historicité du genre humain on pourrait mieux mesurer notre "contemporanéïté" ne revient qu'à invalider cette historicité pour sombrer dans une philosophie de l'histoire naïve. Kracauer résume bien ma pensée ici :

"The historian is not just the son of his time in the sense that his outlook could be defined in terms of contemporary influences. Nor is his conception of the past necessarily an expression of present interest, present thought; or rather, if it is, his agressiveness may cause the past to withdraw from him. The historian's mind is in a measure capable to moving about a liberty. And to the extent that he make use of this freedom he may indeed come face to face with things past"
- Siegfried Kracauer. History. The last things before the Last.

La position de l'antiquaire, c'est justement de faire face aux choses du passé, mais sans prétendre se les approprier pour les ramener dans le présent. Il n'a pas à ressentir les sensations du passé. L'homme du présent confronte le passé sans se laisser habiter par lui parce que, au fond de lui, il lui est complètement étranger.

dimanche, avril 24, 2005

Un peu de Borges pour rendre hommage à Benoit XVI

"Le jardin dévasté, les calices et les autels profanés, les Huns entrèrent à cheval dans la bibliothèque du couvent, déchirèrent les livres incompréhensibles, les abominèrent et les brûlèrent, craignant que peut être les lettres ne recélassent des blasphèmes contre leur dieu, qui était un cimeterre en fer".
-Borges, les théologiens.

Mais résumons l'histoire : Deux théologiens, Aurélien et Jean de Pannonie se livrent à un formidable duel théologique au sujet de la réfutation d'une secte chrétienne hérétique, les monotones, qui "professait que l'histoire était un cercle et qu'il n'est rien qui n'est déjà existé et qui un jour ne sera". Aurélien finit par contredire Jean de Pannonie au sujet de cette réfutation, qui valut à ce dernier d'être condamné au bûcher. Aurélien, à son tour, mourrut par la foudre qui incendia un arbre. La fin de l'histoire est susceptible d'intéresser notre nouveau pape.

"La fin de l'histoire ne peut être rapportée qu'en métaphores, car elle se passe au royaume des cieux, où le temps n'existe pas. Peut-être y aurait-il lieu de dire qu'Aurélien s'entretint avec Dieu et que celui-ci porte si peu d'intérêts au différends en matière de religion qu'il le prit pour Jean de Pannonie. Mais cela ferait croire à de la confusion dans l'esprit divin. Il est plus correct de dire qu'au paradis, Aurélien apprit que pour l'insondable divinité lui et Jean de Pannonie (l'orthodoxe et l'hérétique, celui qui haïssait et celui qui était haï, l'accusateur et la victime), étaient une même personne".

dimanche, avril 17, 2005

Contre l'interprétation

Je réponds à mes lecteurs fictifs concernant mon manque de volonté de commenter longuement mes citations. Il y a un philosophe quelconque qui a dit un jour qu'une citation se passe souvent de commentaire parce qu'elle est déjà un commentaire en soi. Ce que je cite, je le pense en général, mais pas tout le temps. Il se peut même que je vous trompe en faisant mienne telle ou telle citation. J'ai cité De Quincey parce qu'il dépeint Kant comme un grand homme ayant des petites habitudes et des lubies totalement insignifiantes. J'ai cité Nietzsche parce que je le lisais dans le métro et que je trouvais ses tournures de phrases charmantes. J'ai aimé la citation de Machiavel parce qu'il nous montre que la vulgarité est inséparable de l'activité philosophique. Il m'arrive de commenter parfois mes penchants politiques ( dans le cas de Koestler par exemple). Mais ne me demandez pas de vous étaler à tous les coups mes états d'âmes. Ce blogue est vigoureusement méta-politique : mon objectif n'est pas de m'immiscer dans l'univers de la Doxa comme le fait tant d'autres, mais de partager ma sensibilité esthétique et ce, même si je le fais à un niveau très superficiel. Voilà!

dimanche, avril 10, 2005

Kant: un philosophe méticuleux

Kant lorsqu'il se met au lit :

"Une longue pratique lui avait enseigné un mode très adroit de se nicher et de s'envelopper dans les draps. En premier lieu, il s'asseyait au bord du lit; puis, d'un mouvement agile, il se glissait obliquement dans son repaire; puis il tirait un coin des draps sous son épaule gauche, et le faisait passer sous son dos pour qu'il reposa sur son épaule droite; en quatrième lieu, par un tour d'adresse tout particulier, il procédait de la même façon avec l'autre coin; et il parvenait enfin à s'enrouler autour de toute sa personne. Ainsi enveloppé comme une momie ou (ainsi que je lui disais souvent), comme un ver de soie dans son cocon, il attendait l'arrivée du sommeil, qui d'ordinaire survenait aussitôt. Car la santé de Kant était parfaite. (...) Aussi, quand il était empaqueté pour la nuit de la manière que je viens de décrire, il s'écriait souvent tout seul : "peut-on concevoir un être humain qui ait une santé aussi parfaite que la mienne"".

Kant et ses bas, une invention hors du commun :

À cet exemple, s'illustre l'idée que Kant se fait de l'économie animale, on pourrait tout aussi bien rajouter un autre détail qui est que, par crainte d'obstruer la circulation du sang, il ne portait jamais de jarretières; et pourtant, comme il lui était difficile de garder ses bas tirés sans cela, il avait inventé un substitut des plus élaborés, que je m'en vais décrire. Dans une poche, un peu plus menue qu'un gousset de montre, mais occupant exactement la même position en haut des cuisses, était placée une petite boîte, assez semblable à un boîtier de montre, mais de moindre grosseur; dans cette boîte était introduit un ressort de montre fixé sur une roue, autour de laquelle était enroulée une cordelette élastique, dont la force était réglée par un mécanisme particulier. Aux deux extrémités de cette cordelette étaient attachés des crochets, lesquels passaient à travers une petite ouverture dans les poches et, descendant le long de la face interne et externe de la cuisse, allaient saisir deux boucles fixées de chaque côté du bas. Comme on peut s'y attendre, un dispositif aussi complexe s'exposait, comme le système céleste de Ptolémée, à d'occasionnels dérangements; mais, par chance, je fus aisément en mesure de fournir un remède à de tels désordres, qui sinon auraient menacé de perturber le confort, et même la sérénité, du grand homme."

De Quicey. Les derniers jours d'Émmanuel Kant.

jeudi, avril 07, 2005

Nietzsche dit de ces choses parfois...

"L'histoire ne peut être supportée que par les fortes personnalités; les personnalités faibles, elle achève de les effacer".

"Rien n'agit plus sur les personnalités que lorsqu'on les a ainsi effacées, jusqu'à en faire disparaître à jamais le sujet, ou, comme on dit, lorsqu'on les a ainsi réduites à l'objectivité".

"La culture historique de nos critiques ne permet pas du tout qu'il y ait un effet au sens propre, c'est-à-dire une influence sur la vie et l'action. Sur l'écriture la plus noire, ces critiques appliquent aussitôt leur papier buvard, ils barbouillent le dessin le plus agréable de gros traits de pinceau, et veulent faire prendre ceux-ci pour corrections. (...) C'est justement dans ce que leurs effusions critiques ont de démesuré, dans leur incapacité de se dominer, dans ce que les Romains appelent l'impotentia, que se révèle la faiblesse de la personnalité moderne".

- Nietzsche, Deuxième considération intempestive.