mardi, mai 31, 2005

Tranche de vie : Du côté de Alt-Mariendorf

Il y a plus d'un ans, j'ai habité à Berlin dans un quartier appelé Alt-Mariendorf qui est un ancien village annexé aujourd'hui au quartier de Tempelhof. Une des particularité de ce quartier c'est qu'il y a un hippodrome (Trabrennbahn). J'habitait juste à côté, pouvant presque voir de la fenêtre de mon petit studio les chevaux courir. J'ai retrouvé dans un article de Kracauer des années 20 une description de ce village qui fait partie aujourd'hui de l'agglomération urbaine de Berlin.

"Mariendorf: Un faubourg de Berlin au sud de Tempelhof. On y arrive par une de ces rues interminables, toutes droites et bien trop larges, comme on en trouve dans les faubourgs de toutes les grandes villes. La circulation des véhicules y est assez irrégulières que les constructions. À gauche à l'arrière-plan, l'aéroport, plus loin, des cités, une sorte de grand building, la rase campagne. À l'arrivée se pressent trams, bus, automobiles; on dirait qu'ils tiennent un congrès de voiture ; marchands de glaces, marchandes de Bretzels, vendeurs de journaux résistent sous la chaleur de fin d'après-midi, qui est à couper au couteau et qui ne se dissipe pas. Quelques personnes dressées sur la pointe des pieds s'agglutinent autour d'un trou de la largeur d'une feuille dans la clôture en planche, derrière laquelle on entend le trot des sabots de chevaux"

"Alors commence un magnifique spectacle : la piste de course s'illumine, elle est un gigantesque anneau lumineux qui flotte librement, dans le bleu profond du ciel. Une tour au nord se met à rutiler, des guirlandes de perles brillantes scintillent sur les pavillons, les jockeys chatoient de toutes les couleurs, et la nuit s'emplit de bruits étranges. Je m'en vais avant la fin. Surt la tribune bon marché près de la sortie se pressent des jeunes gens ; sans doute des ouvriers d'usines. Les trams, les bus, les automobiles à l'extérieur tiennent toujours un congrès. Mais c'est comme ça dans tous les congrès : les gens ne savent pas s'arrêter de parler"

- Siegfried Kracauer. "Course de trot à Mariendorf", in Le voyage et la danse. Figures de ville et vues de films.

Aujourd'hui, Alt-Mariendorf est traversé d'un grand boulevard interminable où circule constamment des voitures et des bus, est habité par une classe moyenne populaire et de quelques étudiants dans une tour d'appartement entourée de parcs et de jardins. À côté de l'hippodrome, un immense complexe d'appartement où habitent une légion de personnes âgées qui eux, ont une vue directe sur le champ de course. Moi, je n'entendais de mon balcon que les bruits étranges et voyais de loin ce cercles lumineux luirent dans le ciel noir émanant du Trabrennbahn...

mercredi, mai 25, 2005

Karl Jaspers

"Comparée à ce que fut au cours de ces époques; l'homme apparaît aujourd'hui coupé de ses racines : il se sait seulement placé dans une situation historique déterminée de l'humanité. C'est seulement aujourd'hui qu'apparaît de façon explicite la conscience évidente à elle-même dans laquelle il vivait jadis, et où s'unifiaient l'existence véritable et la connaissance qu'il en avait : la vie de l'homme nous paraît s'être écoulée dans une réalité voilée pour lui-même. Nous, par contre, nous désirons pénétrer jusqu'au fond de la réalité dans laquelle nous nous trouvons. C'est pourquoi il nous semble que le sol se dérobe sous nos pieds; car depuis que s'est écroulée cette unité, soustraite à toute question, nous ne pouvons plus atteindre que séparément l'existence et la conscience de cette existence en nous-même et dans les autres. Nous réfléchissons non seulement sur le monde, mais aussi sur la façon dont nous le concevons et nous mettons en doute la vérité de chaque conception. Derrière l'unité apparente de l'existence et de la conscience, nous apercevons de nouveau la dualité du monde réel et du monde pensé. C'est pourquoi nous nous trouvons engagés dans un mouvement qui réalise à la fois une modification de la connaissance et une modification de l'existence grâce à une modification de la conscience connaissante. Nous sommes happés dans le tourbillon irrésistible des dépassements et des instaurations, des pertes et des gains, nous y sommes entraînés passivement, en sorte que nous ne pouvons exercer qu'un instant notre activité à la place que nous occupons, dans un domaine d'efficacité toujours limité. Car nous n'avons pas d'expérience directe de la situation générale de l'humanité, nous ne pouvons la saisir que dans une situation historiquement déterminée, qui s'insère elle-même dans un enchaînement de situations."

- Karl Jaspers. Die geistige Situation der Zeit, 1931.

dimanche, mai 15, 2005

Les civilisations closes

"Dans de telles limites le monde ne saurait être parfait et clos. Même si au-delà du cercle que les constellations du présent traçent autour d'un cosmos immédiatement vécu et destiné à recevoir forme, on pressent l'existence de puissances menaçantes et incompréhensibles, elles restent impuissantes à la priver de son sens. Capable de détruire la vie, elles ne sauraient attenter à l'être; elles peuvent jeter des ombres sinistres sur le monde qui a reçu forme, mais ces ombres elles-mêmes entrent dans le système des formes à titre de contrastes qui les font mieux ressortir. Le cercle métaphysique à l'intérieur duquel vivent les grecs est plus étroit que le nôtre; c'est pourquoi nous ne saurions y trouver notre place; ou mieux ce cercle dont la finitude constitue l'essence transcendantale de leur vie, nous l'avons brisé; dans un monde clos nous ne pouvons plus respirer. Nous avons découvert que l'esprit est créateur; et c'est pourquoi, pour nous, les archetypes ont définitivement perdu leur évidence objective, et notre pensée suit désormais le chemin infini de l'approximation toujours inachévée.

Nous avons découvert la création des formes et, dès lors, l'ultime achèvement manque toujours à ce qu'abandonnent nos mains lasses et découragées. Nous avons découvert en nous-même la seule vraie substance et, dès lors, il nous a fallut admettre qu'entre le savoir et le faire, entre l'âme et les structures, entre le moi et le monde, se creusent d'infranchissables abîmes et qu'au-delà de cet abîme, toute subtantialité flotte dans l'éparpillement de la réflexivité. Il a fallu, par conséquent, que notre essence devienne pour nous un postulat et qu'entre nous et nous-mêmes s'ouvre un abîme plus profond et plus menaçant."

-Georg Lukàcs. La théorie du roman.

jeudi, mai 12, 2005

Un poème sur Max Weber

Certains s’étonneront du fait qu’il existe un poème qui a été écrit sur Max Weber. Son auteur, Friedrich Gundolf, un poète reconnu comme un disciple de Stefan George, avait connu le grand sociologue pour avoir fréquenté son cercle dans les années 1910. Le voici dans son intégralité. Certes, sa valeur poétique laisse à désirer, mais il témoigne de l'admiration que l'on portait à cette figure charismatique sous la république de Weimar.

MAX WEBER

Que nulle brume débordante ne se déverse
À travers les décennies qui maintenant usent de nous
Quelqu’un soumit encore les beaux et les héro
Par son verbe d’amour, de malédiction, de menace,
Dans sa vision salvatrice et la légende des lointains.

Tu t’es jeté dans les ruines de tes journées
Aujourd’hui, délivré des enseignes pompeuses
Le cœur à nu, au travers des images
De ton horreur et de ton espoir…tu brûlas, tu jetas
Ton cheval dans chaque détour… soit que tu aies rétréci
La largeur de tes vues superbes pour les gueux,
Que tu aies exalté aux dimensions de l’histoire du monde
Jailli hors de toi-même, et jamais à l’affût
De ton bonheur, ni soucieux d’une vaine durée.
Dans l’amoncellement des masses d’ordures
Ta volonté s’est contrainte à fouiller, pour saisir,
Pour savoir, pour expier ton
Ardeur créatrice dans le sacrifice mortelle des apparences.
Toi, tenté comme pas un parmi les chimériques
Par les murmures de cieux, et par les fêtes
Plus brûlantes, les contes, les ivresses captivées…
Plus déchiré que nous par le chant des sirènes :
Faveur, pouvoir! Proclamer, exercer
Ta faveur et ton pouvoir dans le trouble frivole
Devant les prestiges du spectacle, au-dessus des abîmes,
Tu te l’es interdit, comme le plus médiocre des péchés…
Tu préfères mettre en pièce les tentures
Trop belles, et la pompe divine
Qui apaise, avant que le combat n’ait commencé.

La VÉRITÉ après le coucher des soleils
Arrachée aux illusions égorgées,
Sans salaire de l’au-delà, et parmi les larmes
Qu’un homme doit cacher à son prochain lui-même…
La vérité, dans les tumultes envoûtés,
Qui l’apprennent afin de l’échanger
Contre une foi nouvelle, ou pour la déchiqueter…
La vérité, sans le repos d’oreillers moisis
Ni remâchage de morceaux taillés d’avance…
La vérité, ou la dignité même est nue,
Lourd fardeau sur la nuque, tout ce poids
Des idoles renversées, et la pesanteur
Du firmament vidé en guise d’enfer,
Tu l’as portée, du fond du sol, à travers mille portes,
Guides dédaignant de mentir sur le but du voyage.
Et nous, doutant de tout centre immuable,
Bénissons, bien avant le but, telles démarches,
Avant l’agencement des phrases, ta voix pure,
Ton sourire réconfortant de fidélité
Élancée, vigilante, dans sa fureur… et nous osons poser
Pour l’amour de toi, les questions sans réponses.
-Friedrich Gundolf, Gedichte, 1930.

dimanche, mai 08, 2005

Les lettres de Heidelberg

Voici quelques extraits des Heidelbergi Levelek de Karl Mannheim qu'il a publié en automne 1921 dans une revue hongroise en exil. Ce sont mes traductions personnelles de la version allemande. Ce texte a récemment été traduit en anglais, mais il n'existe aucune version française. Exilé hongrois en 1921, Karl Mannheim arrive à Heidelberg et observe son environnement intellectuel.


"J’ai le sentiment du dehors d’être un étranger, comme un éclaireur envoyé de l’avant, comme un observateur isolé (vorgeschobener) d’un petit groupe d’hommes qui surveillent si à quelque part quelque chose se manifeste, s’il y a des hommes hors de leur demeure. Lorsque les hommes sont ensemble, je suis là aussi ; lorsqu’ils apprennent, j’apprends avec eux ; et je souhaiterais vivre et m’installer parmi eux mais pourtant je ne trouve pas ma place."


"De par ses signes nous pourrons apercevoir les caractéristiques d'une petite et mince couche d'hommes que sont les intellectuels progressistes allemands d'aujourd'hui. Il en a toujours été ainsi que nous, écrivains, nous en faisons partie d'une quelconque façon; et que lorsque nous écrivons, nous examinons sans toujours le savoir les opinions et les préjugés de notre caste particulière et lorsque nous prétendons écrire l'histoire des intellectuels, nous racontons non seulement l'aventure de quelques " pionniers " (Voraneilender), mais nous y participons en même temps que nous formons avec ces quelques hommes le centre du monde."


"Comment est-il possible que l’on puisse voir dans une petite ville de province l’âme de la grande Allemagne ? Le fondement (de cette question) repose communément sur une décentralisation culturelle de l’Allemagne. Les différents courants de pensée ne sont pas du même groupe d’individus cultivés d’un seul lieu ou d’une grande ville ; les nouvelles pensées, sensations ou expériences trouvent plutôt leurs points d’entrée dans de nombreuses petites villes dispersées dans les provinces. Le tout provient de traditions multiples, de plusieurs origines locales. La province et la petite ville ne sont pas le dernier lieu périphérique ou déclinant du rayonnement de la vie d’un centre culturel, mais plutôt son point d’origine."


"La communauté georgienne est vue de l’intérieur comme un laboratoire pour intellectuels en devenir dans la société d’aujourd’hui, en tant que solution à un problème " d’exil intellectuel et spirituel ". Sa finalité réside dans la fermeture d’esprit, pensant avoir trouvé par ses sentiments un fondement avec lequel elle peut s’endormir. Elle s’est refermée et s’est enveloppée dans le contenu de la culture et- en excluant du même coup les choses de ce monde- elle s’est aliénée elle-même ".

mardi, mai 03, 2005

Précisions terminologiques

Récemment, certaines personnes m'ont interrogé concernant la signification du titre de mon blogue (Ou "ologue" comme le dit VBG qui est un type de blogues plus meilleur que les autres).

Entzauberung : signifie "désenchantement". Max Weber emploie le terme "Entzauberung des Welt" (désenchantement du monde) qui fut d'abord un terme utilisé par Schiller (ou Goethe, je ne suis pas sûr). Selon J-P. Grossein :

"À partir du moment où l'on a compris que la notion de désenchantement du monde n'a rien à voir avec l'idée d'une désillusion ou d'un désappointement, cette traduction n'est, tout compte fait, pas si mauvaise pour désigner un processus de refoulement et d'élimination de la magie, soit dans le champ de la maîtrise théorique et pratique du monde (d'un jardin enchanté, le monde devient un mécanisme soumis à la causalité), soit dans le champ religieux où les conceptions et les techniques magiques du Salut sont récusées principiellement"
- M. Weber, Sociologie des religions.

Wirklichkeit : les hégéliens pourront en dire plus long que moi sur les usages de ce terme. Il signifie bien sûr "réalité", mais on traduit quelque fois par "effectivité". Chez Hegel, le réel est compris comme étant rationnel. Chez les romantiques allemands par contre, le réel est fondamentalement irrationnel parce qu'il réfère à la "vie" comme une entité qui n'est pas réductible au rationnel, défini comme un flux mouvant et insaisissable. Cette conception irrationnelle de la réalité est aussi le propre d'un certain courant positiviste néo-kantien qui postule que la réalité historique est une "masse d'événements chaotiques et sans significations a priori". Ou autrement dit, une réalité qui est irréductible à toutes tentatives de comprendre l'histoire comme étant soumise à une force supérieure indépendante de la volonté humaine (la philosophie de l'histoire).

dimanche, mai 01, 2005

La poésie ténébreuse de Bashung

Jamais d'autre que toi en dépit des étoiles et des solitudes
En dépit des mutilations d'arbre à la tombée de la nuit
Jamais d'autre que toi ne poursuivra son chemin qui
est le mien
Plus tu t'éloignes plus ton ombre s'agrandit
Jamais d'autre que toi ne saluera la mer à l'aube quand
fatigué d'erre moi dans les forêt ténébreuses et
des buissons d'orties je marcherai vers l'écume
Jamais d'autre que toi ne posera sa main sur mon front
et mes yeux
Jamais d'autre que toi et je nie le mensonge et l'infidélité
Ce navire à l'encre tu peux couper sa corde
Jamais d'autre que toi
L'aigle prisonnier dans une cage ronge lentement les
barreaux de cuivre vert-de-grisés
Quelle évasion!
C'est le dimanche marqué par le chant des rossignols
dans les bois d'un vert tendre l'ennui des petites
filles en présence d'une cage où s'agite un serin
tandis que dans la rue solitaire le soleil lentement
déplace sa ligne mince sur le trottoir chaud
Nous passerons d'autres lignes
Jamais jamais d'autre que toi
Et moi seul seul comme le lierre fané des jardins
de banlieue seul comme le verre
Et toi jamais d'autre que toi
-Alain Bashung, Jamais d'autre que toi
sur son CD "L'imprudence".