"Dans de telles limites le monde ne saurait être parfait et clos. Même si au-delà du cercle que les constellations du présent traçent autour d'un cosmos immédiatement vécu et destiné à recevoir forme, on pressent l'existence de puissances menaçantes et incompréhensibles, elles restent impuissantes à la priver de son sens. Capable de détruire la vie, elles ne sauraient attenter à l'être; elles peuvent jeter des ombres sinistres sur le monde qui a reçu forme, mais ces ombres elles-mêmes entrent dans le système des formes à titre de contrastes qui les font mieux ressortir. Le cercle métaphysique à l'intérieur duquel vivent les grecs est plus étroit que le nôtre; c'est pourquoi nous ne saurions y trouver notre place; ou mieux ce cercle dont la finitude constitue l'essence transcendantale de leur vie, nous l'avons brisé; dans un monde clos nous ne pouvons plus respirer. Nous avons découvert que l'esprit est créateur; et c'est pourquoi, pour nous, les archetypes ont définitivement perdu leur évidence objective, et notre pensée suit désormais le chemin infini de l'approximation toujours inachévée.
Nous avons découvert la création des formes et, dès lors, l'ultime achèvement manque toujours à ce qu'abandonnent nos mains lasses et découragées. Nous avons découvert en nous-même la seule vraie substance et, dès lors, il nous a fallut admettre qu'entre le savoir et le faire, entre l'âme et les structures, entre le moi et le monde, se creusent d'infranchissables abîmes et qu'au-delà de cet abîme, toute subtantialité flotte dans l'éparpillement de la réflexivité. Il a fallu, par conséquent, que notre essence devienne pour nous un postulat et qu'entre nous et nous-mêmes s'ouvre un abîme plus profond et plus menaçant."
-Georg Lukàcs. La théorie du roman.